Commandée par les éditions Liralest, j’ai eu l’insigne honneur d’écrire ma première préface de livre sollicité par ma grande amie et très belle et talentueuse photographe bourguignonne Isabelle Smolinski pour l’ouvrage sorti cet automne Dijon et ses confitures cosigné par le chef américain devenu dijonnais Alex Miles et illustré par les magnifiques photos d’Isabelle, prochainement dédicacé à la toute nouvelle Cité de la gastronomie et du vin de Dijon.
L’exercice ne fut pas facile… Écrire sur l’histoire de la confiture en seulement deux pages requérait un peu de matière grise, beaucoup de pratique, et un angle particulier. Celui d’expliquer en quelques lignes pourquoi les confitures sont importantes dans notre gastronomie et qu’elles suivent un long parcours.
Voici donc un résumé très court de l’histoire de la confiture en France servie ici par votre humble serviteur… Depuis le temps que je souhaite recommencer à écrire sur ce blog. Champagne !
Une petite histoire de la confiture
Même si l’art du confiturier ne date pas d’hier, Pline l’Ancien l’évoquant déjà dans ses Histoires naturelles au Ier siècle après J.-C., il est surprenant d’apprendre que les confitures n’auront le si grand succès populaire qu’on leur connaît que très tardivement en France, au tout début du XIXe siècle, suite au blocus du commerce de la canne à sucre avec l’Angleterre, à partir de la maîtrise de la technique du raffinage du sucre de betterave en France. Avouons que pendant des siècles, la confiture n’a pas été « tartinable » pour tout le monde ! La confiture est donc bien d’abord une histoire de grands-mères, à la limite d’arrière-arrière-grands-mères, mais ne va pas beaucoup plus loin… Étonnant, non ?
Qui dit « confiture » dit aussi « confisage », la technique qui permet de conserver durablement les fruits par le sucre. À l’heure du réfrigérateur et du congélateur, nous avons pour la plupart complètement oublié que le simple fait de conserver des produits relevait presque du miracle autrefois ! Le saindoux (graisse de porc), la graisse de canard pour le confisage des viandes – d’invention curieusement relativement récente dans le Sud-Ouest pour la conservation des denrées stockées pour les marins basques partis au long cours vers les Amériques depuis le port de Bayonne –, de tout temps et de manière immémoriale, le sel pour les viandes et les poissons, le vinaigre pour les légumes (pensons à nos chers cornichons), sont les premiers conservateurs naturels à apparaître, et cela bien avant le sucre, sans parler encore des procédés de dessiccation ou de fumage, de bien vastes sujets… Quand on vous dit que la confiture, ce n’est pas de la tarte ! L’alimentation fut d’abord une lutte de tous les instants pour manger et pour survivre tout simplement.
Avant le XIXe siècle, on peut dire sans se tromper que la confiture n’est réservée qu’à une élite et donc à une très faible partie de la population, autant dire à presque personne. Durant l’Antiquité et au Moyen Âge, c’est le miel plutôt rare et précieux qui est d’abord utilisé pour confire les fruits, à cela rien de plus normal. En France, il faut attendre le XIe siècle pour que le sucre de canne consommé à partir de pains de sucre moulés puis râpés au moment de l’utilisation fasse son apparition dans le paysage gastronomique de la noblesse française. La médecine et la science agronomique arabes auront mis à la mode deux siècles plus tôt dans le pourtour méditerranéen la précieuse graminée, née quelque part de l’autre côté du globe du côté de la Nouvelle-Guinée, acclimatée et cultivée en Inde puis conquérant peu à peu la Syrie, l’Égypte ou l’Espagne andalouse. Au moment des croisades et des débuts des échanges commerciaux et culturels houleux avec l’Orient, l’Occident s’empare du sucre (saccharum), base de nos confitures, très modestement tout d’abord et dans une simple visée thérapeutique et non gastronomique. Le sucre n’est alors vu que comme une épice de plus dans la pharmacopée médiévale. Même confidentielle, cette timide arrivée porte les prémices d’un amour qui ne faiblira jamais pendant mille ans, duquel naîtront bientôt nos confitures actuelles.
Après les fastes sucrés de la Renaissance en Italie, le grand tournant de l’histoire des confitures se jouera à l’époque moderne. La vraie révolution de la confiture, mêlant en bon ménage la science du sucre et celle des fruits – que l’on appelle pompeusement « pomologie » depuis Jean-Baptiste de La Quintinie –, se situe au siècle de Louis XIV. Le succès colonial de la France aux Antilles dans les années 1640 transforme ces îles américaines fraîchement acquises (Martinique, Guadeloupe et surtout Saint-Domingue) en véritables « usines à sucre » dépendant entièrement de la traite négrière et de l’esclavage outrancier. Il est amusant de savoir que les trois grandes cultures acclimatées là-bas sont d’abord le tabac, puis le sucre avant le café au XVIIIe siècle, trois « addictions » toujours si prégnantes en Occident. Le sucre se généralise un peu plus, quoique restant encore très cher. Sous Louis XIV, il perd son caractère médical et s’intègre pleinement pour la première fois dans l’histoire du goût, de la gastronomie et de la table. La confiture, ou plutôt les confitures liquides (nos confitures actuelles), ou solides (nos pâtes de fruits), les gelées et marmelades, atteignent des sommets de l’art culinaire de l’époque, consommées après le repas au dessert, au moment de « desservir » la table, ou lors de collations au jardin ou ailleurs, pimentées de boissons légères aux fruits, ou de glaces et sorbets (aux fruits aussi). Bien sûr, il s’agit de confitures qu’on pourrait dire « aristocratiques », où les fruits sauvages de cueillette n’ont pas leur place, jugés trop vulgaires. Les épices désertent soudainement les confitures pour révéler le juste goût des fruits nobles du verger entretenu avec soin et appréciés pour leur saveur et aussi leur caractère éphémère et fragile. En 1650, Mme de Sévigné depuis Grignan compare Apt, toujours fière capitale française actuelle des fruits confits, à un énorme « chaudron de confitures ». L’auteur culinaire anonyme signant sous les initiales « L. S. R. » publie en 1674, L’Art de bien traiter, et détaille à la carte en présentation ses desserts fruités servis en collation : « […] on y verra toutes les espèces de fruits que l’on peut servir dans leur naturel, ceux que l’on peut déguiser par le mélange des compositions ingénieuses à qui le feu, le sucre et les eaux odoriférantes peuvent donner des formes nouvelles et des délicatesses toutes particulières, ceux que l’on mange secs ou glacés, des confitures sèches ou liquides de toute nature. » Nous sommes vraiment dans l’âge moderne ! Parmi les recettes, l’auteur détaille dans les confitures liquides celles d’abricots, de prunes, de groseilles, de framboises, de raisins muscats, de poires, dont l’auteur précise que « les plus propres à confire sont la muscadille, le blanquet,le rousselet et l’orange », mais aussi une surprenante confiture de cerises framboisées, « pour galanterie bien imaginée, mettez à la place du noyau en chaque cerise une framboise, et augmentez un peu la dose du sucre ». En 1690, Antoine Furetière, l’auteur du fameux Dictionnaire universel, écrit à l’article « Confiture » : « Préparation faite avec du sucre, ou du miel, qu’on donne aux fruits, aux herbes, aux fleurs, aux racines, ou à certains sucs pour plaire au goût, ou pour les conserver. On fait des tourtes avec des confitures liquides. Les confitures sèches s’emportent dans la poche. On fait des confitures avec du jus de citron, des biscuits de grenade, des pâtes de pistaches, de fleurs d’oranges, des écorces de citron. Les confitures à demi-sucre sont celles où on met peu de sucre pour leur laisser plus de goût du fruit. » Tiens ! On se croirait dans un livre signé en 2022 par un certain Alex Miles… Comme quoi !
Je dédie ce court texte à mon cher papa, Claude, qui a su me faire partager sa passion confiturière avec toujours autant de délice et de plaisir de puis ma plus tendre enfance.
Alex Miles et Isabelle Smolinski, Dijon et ses confitures, éditions Liralest, octobre 2022, 160 pages, 25 €.