Je mange donc je suis, une expo anthropologique au Musée de l’Homme

Liu Bolin, Hiding in the city, France, Venezuela, 2013, Paris, galerie Paris-Beijing.

« Il y a trois choses importantes dans la vie : la première est de manger ; les deux autres, je ne les ai pas encore trouvées ».

Montesquieu

Il suffit d’aller jeter un coup d’œil aux compteurs mis à jour toutes les secondes du site Planetoscope pour constater que l’alimentation constitue bien l’un des grands défis de ce siècle avec ses 7,5 milliards d’habitants sur notre si petite planète. Des chiffres qui donnent le vertige et qui nous reposeraient bien la question inlassablement ressassée de savoir s’il faut manger pour vivre ou vivre pour manger… Sous la houlette de Christophe Lavelle, chercheur au CNRS, les équipes scientifiques du musée de l’Homme (dépendant comme chacun le sait du très docte Muséum national d’Histoire naturelle) ont voulu dresser un panorama anthropologique sur notre alimentation mondiale, certes incomplet tant le sujet est vaste mais méritoire, de nos origines préhistoriques manducatoires jusqu’aux enjeux fondamentaux de notre époque contemporaine.

« Le projet a mis deux ans à se construire » nous a confié Christophe Lavelle, commissaire scientifique. « J’avais carte blanche au départ pour réunir les conseillers scientifiques du Muséum sur ce beau projet portant sur l’alimentation sous ses multiples aspects. Une centaine de chercheurs ont répondu, et nous n’en avons retenu qu’une vingtaine, ce qui en fait une exposition « maison » et collégiale regroupant au final plus de 300 objets, la plupart montrés pour la première fois au public. » L’exposition, comme le catalogue rédigé sous la forme d’un dictionnaire, ne doit donc pas être vue comme une exposition scientifique complète sur le sujet mais doit entraîner une sorte de « papillonnage » ou de « butinage » du visiteur ou du lecteur pour reprendre les expressions de Christophe Lavelle. « Les trois salles présentent trois ambiances différentes au travers des trois thématiques retenues : l’homme, la société et l’environnement. L’exposition débute par la préhistoire pour s’achever sur les nourritures possibles du futur. Inconsciemment, le visiteur peut faire ses propres connexions et relier les sujets entre eux ».

Les œuvres d’art contemporains qui parsèment le parcours sont exposés comme des objets ethnographiques et viennent alimenter l’imaginaire et le discours.

Conçue comme une sorte d’inventaire à la Prévert qui déconcerte au premier abord, l’exposition aborde l’alimentation dans une première salle sur le thème de l’Homme. Impressionnants et assez révulsants entonnoirs de gavage pour femmes maliennes prêtés par le musée Jacques Chirac du quai Branly, étonnantes galettes carbonisées aromatisées à la moutarde (oui oui..) datant de -10 500 ans retrouvées entre 1989 et 1999 en Syrie à Jerf el-Ahmar – plus vieille préparation culinaire retrouvée intacte à ce jour ! -, affiches publicitaires machistes à souhait (voir ci-contre) mais toujours tristement d’actualité quand on sait qu’une Française passe aujourd’hui en moyenne une heure dans sa cuisine contre un petit quart d’heure pour les hommes, mandibules préhistoriques aux dents usées, etc. posent un certain regard sur nos habitudes alimentaires d’hier, d’ailleurs et d’aujourd’hui.

Un étrange chef de chef

La deuxième partie intitulée « cultures comestibles », un sujet sociétal, insiste sur les différentes facettes sociales et culturelles de l’alimentation dont la cuisine et les identités culinaires, les cuisiniers, les émissions culinaires, les pratiques de table illustrées notamment par le magnifique service Duplessis aux oiseaux de 1758 encore en service à l’Elysée et prêté pour l’exposition, les liens de l’alimentation avec le sacré, etc. Parmi les artefacts de cette section figure un étrange crâne humain. Il s’agit du crâne d’un des plus grands chefs français reconnu mondialement à son époque, Marie-Antoine Carême (1784-1833), ancien objet de la collection assez morbide de phrénologie riche de quelques 300 crânes de Pierre Marie Alexandre Dumoutier qui rejoignit celles du Muséum en 1873. On pensait jusque vers 1850 que la forme du crâne et du cerveau jouait sur les capacités intellectuelles ou morales des individus. « Ce n’est pas anodin d’exposer un crâne humain, et surtout un crâne humain identifié » précise Christophe Lavelle. L’étude il y a quelques années de sa pauvre dentition observable sur le crâne a prouvé que le grand chef pâtissier était mort des suites de multiples problèmes dentaires liés à une trop forte absorption de sucre, et aussi d’intoxications chroniques au monoxyde de carbone sans doute dues aux inhalations prolongées des fumées de charbon de bois dans ses cuisines ! Sur le chef du chef, « cuisinier des rois et roi des cuisiniers », créateur de la toque des cuisiniers en forme de colonne corinthienne encore en usage aujourd’hui, ancien chef de Talleyrand, Napoléon, du tsar Alexandre Ier, du roi d’Angleterre Georges IV et de l’empereur d’Autriche François Ier est inscrit à la plume : « Carême, le grand artiste culinaire de l’Empire et de la Restauration »…

On estime à 2 milliards le nombre de consommateurs d’insectes sur la planète. Pourquoi n’essayeriez-vous pas la sucette au scorpion ?

Goûts et dégoûts

La dernière salle de l’exposition intitulée « Consommer la nature » est plus axée sur la science et sur notre avenir écologique et environnemental, l’alimentation étant au carrefour des liens qui unissent l’Homme et son milieu naturel. Des enjeux nombreux et même colossaux nous attendent en effet dans un avenir plus que proche. Nous avons interviewé notre ami Marc-André Selosse, biologiste spécialiste en mycologie, professeur au Muséum national d’Histoire naturelle et conseiller scientifique de la présente exposition. Il est aussi l’auteur d’un tout récent ouvrage sur les tanins paru ce mois-ci aux éditions Actes Sud, Les goûts et les couleurs du monde, bientôt chroniqué ici.

« Contrairement à ce que l’on pense, on mange aussi des microbes ! Au paléolithique mais encore aujourd’hui si l’on pense à l’alimentation carnée des Inuits, le faisandage était un moyen de rendre plus digeste la viande crue. Au néolithique, quand on a commencé à arrêter de chasser et de cueillir, les hommes ont dû faire des réserves de nourriture, ce qui a engendré un certain nombre de problèmes : l’installation de la pourriture, la perte des vitamines des aliments, etc. Cela a donc commencé par une malbouffe il faut le dire… Le lait n’était pas encore digérable par l’Homme et de nombreux végétaux étaient toxiques comme par exemple le manioc qui contient du cyanure. C’est là où interviennent de manière totalement empirique au départ les microbes qui ont permis de transformer ces aliments de réserve et de les rendre souvent comestibles et même bénéfiques pour la santé de nos ancêtres. Le fromage est le résultat de cette transformation salutaire, mais aussi l’acidification du saucisson ou l’alcoolisation pour les boissons. Les microbes contiennent aussi des vitamines : vitamine B dans le yaourt, vitamine K dans le natto japonais, des graines de soja fermentées, vitamine C dans la choucroute pour ne citer que ces exemples. Aujourd’hui, nous sommes dégoûtés par la pourriture, mais celle-ci fait bien partie de notre culture alimentaire et culinaire, quoi qu’on en pense ! Détestés par les enfants, l’amertume ou l’astringence causées par les tanins s’apprennent avec le temps. Antioxydants, antibactériens, les tanins que l’on trouve par exemple en grand nombre dans les épices joueront un grand rôle dans le façonnage de notre culture alimentaire dans un long et incessant processus de gestation. »

Quant à notre avenir proche ou lointain, Christophe Lavelle pense que l’on mangera certainement moins d’animal et plus de végétal, mais que notre alimentation ne changera certainement pas tant que certains veulent bien le dire. « L’assiette du futur ne sera certainement pas très différente de celle d’aujourd’hui, si ce n’est qu’elle sera sans doute plus équilibrée  » conclut-il.


« Je mange donc je suis »

Une exposition du Musée de l’Homme

du 16 octobre 2019 au 1er juin 2020

17, place du Trocadéro

75016 Paris

Ouvert tous les jours sauf le mardi de 11h00 à 19h00

Plein tarif : 12 € / tarif réduit : 9 €

Tél. : 01 44 05 72 72


À noter dans vos agendas !

J’organise une visite-conférence de cette exposition,

le samedi 18 janvier 2020 à 11h00 (RV à l’entrée du musée de l’Homme).

Pensez à réserver en envoyant un mail à : info(at)lecoeurauventre.com

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