David Altmejd, Robert Vifian : l’artiste, le collectionneur et la cuisine

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Detail of : The Flux and the Puddle 2014 – Photograph by James Ewing © David Altmejd, Image courtesy of Andrea Rosen Gallery, New York

« Avez-vous remarqué que tout ce qu’un cuisinier manipule est mort ? J’avais beaucoup choqué en disant cela il y a 25 ou 30 ans à une journaliste japonaise. Elle sortait d’un interview avec Alain Senderens qui comparait son travail à celui d’un peintre. À la question de mon métier de cuisinier et sur ce qu’il m’évoquait, j’ai répondu « croque-mort », mortician en anglais ».

C’est par ces mots assez énigmatiques que Robert Vifian, cuisinier respecté en son enseigne vietnamienne Tan Dinh, « la cité neuve » – un des restaurants asiatiques les mieux cotés et les plus anciens de la capitale, et grand connaisseur de vins, débute son discours au sujet de l’œuvre sculptée de David Altmejd. Inconnu du grand public, secret, Robert Vifian est peut être une des personnalités les plus étonnantes que j’ai eu la chance de rencontrer. Car loin d’être un simple cuisinier, l’homme est aussi collectionneur renommé dans le monde très fermé de l’art contemporain, actuel co-commissaire au Musée d’Art Moderne de la Ville de Paris de la première rétrospective en France de l’artiste canadien David Altmejd. Une exposition qui se goûte d’abord avec les yeux. Quelle merveilleuse occasion pour nous que de parler autant d’art contemporain que de cuisine avec un des spécialistes du genre ? Une entrevue inédite et surréaliste autant que l’oeuvre d’Altmejd assurément…

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Noix de coco. Detail of : The Flux and the Puddle 2014 – Photograph by James Ewing © David Altmejd, Image courtesy of Andrea Rosen Gallery, New York

Il n’y aurait pas d’artistes, s’il n’y avait les mécènes et les collectionneurs. De la même façon, il n’y aurait pas de cuisiniers, s’il n’y avait les gastronomes… L’art et la cuisine sont ainsi intimement liés, comme nous le savions déjà et comme nous essayons de le prouver ici. Comme beaucoup de collectionneurs, Robert Vifian reste discret. Parler de l’œuvre de David Altmejd, dont il est l’un des premiers collectionneurs en France, allait pourtant de soi pour celui qui estime d’abord être avant tout un « regardeur »…

« Je collectionne depuis que je suis né. J’ai beaucoup changé de collections, allant des petites images, des billes, aux maquettes, aux timbres, plus ensuite aux disques, au vin, et bien sûr, depuis 1979, aux œuvres d’art contemporaines… »

C’est en 2002 que Robert Vifian repère le travail de David Altmejd. L’un est né à Saïgon en 1948, l’autre à Montréal en 1974, cinq ans avant que le premier ne commence à collectionner des œuvres au quatre coins du monde. « Au niveau de la création, je préfère ce qui est vivant à ce qui est mort. J’avais vu sur la toile certaines de ses œuvres et avait attendu que cela se décante. Je commence en règle générale à m’intéresser à un artiste quand celui-ci a déjà réalisé pas mal de group shows. J’ai comme ça plusieurs images en tête. Si l’œuvre me reste dans l’esprit, c’est plutôt bon signe, ce qui a été le cas des sculptures de David Altmejd. J’ai acheté ma première pièce de l’artiste en 2004 ».

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Man 2, 2014 – Photo by Lance Brewer © David Altmejd, Image courtesy of Andrea Rosen Gallery, New York

Si l’œuvre de David Altmejd dérange, elle interroge aussi et laisse une profonde et durable impression, entre rêves et cauchemars, loups-garous et êtres hybrides et fantastiques, à mi-chemin entre l’homme, le végétal et l’animal. Cristaux, trous et boîtes, petites ou monumentales comme le colossal The Flux and the Puddle (2014) (voir photo d’ouverture) sont ses marottes.

« De sa formation comme biologiste, il a retenu le système veineux, nerveux, lymphatique, voire salivaire, des êtres vivants qu’il retransmet dans ses architectures de fils et de bobines, de chaînes, en un tout organique. C’est l’idée que tout communique. Je pense que David Altmejd fuit quelque part l’idée même de la mort. Son travail le prouve. Ses œuvres « trouées », donnent une possibilité d’évasion pour le spectateur. Au début, je pensais qu’il mûrissait beaucoup ses projets à l’avance, mais ce n’est pas le cas. David est un vrai improvisateur. Il ajoute à l’infini des objets et les isole ensuite à l’instinct ».

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abcdefghijklmnopqrstuvwxyz 2013 – Photograph by Kurt Deruyter © David Altmejd, Image courtesy of Xavier Hufkens, Brussels (vue générale et détail)

David Altmejd  n’aime que moyennement manger, mais semble apprécier ce moment de plus en plus, grâce, entre autres, aux talents persuasifs de Robert Vifian. « La première fois que je l’ai rencontré, il m’a dit : « Non, la gastronomie, ce n’est pas pour moi ». Le père de David travaille dans l’import-export de produits alimentaires et le rejet de l’objet alimentaire par David a peut-être été une réaction spontanée, plus qu’un choix ». L’idée d’incorporer des fruits dans ses sculptures doit être comprise en lien direct avec celle des fluides et de l’énergie, thèmes centraux de son œuvre. « Il achète parfois des répliques de fruits déjà moulés, comme dans les restaurants japonais, parfois il les moule lui-même et les retravaille… ». Le moulage de ses propres mains indique une présence forte de l’artiste dans ses œuvres, comme de multiples autoportraits de sculpteur-sculpté.

« On remarque qu’il n’y pas pratiquement pas de sang dans son travail, mais que la salive est évoquée (voir photo ci-dessous). Sa logique sur les fluides l’a entraîné à traiter le thème des fruits, en particulier des fruits juteux comme la noix de coco ou le melon. Pour la banane (voir photo ci-dessus), il parle simplement d’énergie. Pour le reste, la cristallisation des corps parfois mutilés entraîne une réflexion sur le temps et la matière ».

Le labeur de sculpteur étant très physique, David explique aussi que les fruits ont toujours été un bon moyen pour lui de reprendre des forces en séance de travail. « Naturellement, c’est joli. C’est comme nous, les chefs, on a souvent tendance à rajouter un petit truc dans l’assiette avant le service, pour flatter l’œil plus que le goût… Je pense que c’est la même chose pour David » conclut Robert Vifian de manière bien elliptique…

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La Salive, 2010 – Photograph by Kristien Daem, Brussels © David Altmejd, Courtesy: the Artist and Xavier Hufkens, Brussels (vue générale et détail)


DAVID ALTMEJD, Flux, une exposition présentée au Musée d’Art moderne de la Ville de Paris jusqu’au 1er février 2015

MAMVP

11, avenue du Président Wilson

75116 Paris

Tél. : 01 53 67 40 00

Entrée : 7 € (5 € tarif réduit)

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