Spoerri : l’envers du décor

Daniel Spoerri, Tableau-piège, 1991.

Janvier est le mois de Janus bicéphale, dieu romain, qui regarde derrière et devant en même temps. Le moi(s) de tous les possibles donc, un poil mystérieux ou inquiétant, mais avec toujours autant de devenir. Rien que pour cela, le mois de janvier est bien celui de Daniel Spoerri, artiste roumain juif né en 1930 et toujours gaillard en ce monde, l’un des premiers à coller des assiettes et beaucoup d’autres choses sur un tableau dressé à la verticale, comme en apesanteur, une sculpture viscérale sortant du mur faisant ainsi voir l’envers d’un certain décor, en l’occurrence, le nôtre. Le mur serait donc Janus, Spoerri serait l’autre dans l’oeuvre, et de l’autre côté ce que nous sommes comme dans un miroir, nous donc. Et nous regardons Spoerri en notre propre autoportrait. Nous sommes donc trois : Janus, Spoerri et vous (moi).

Me promenant près de chez moi et connaissant de longue date l’autre Spoerri, ami de César, je suis tombé assez par hasard il y a quelques mois sur cette oeuvre signée en 1991 du maître, un énième « tableau-piège » de sa longue collection signée depuis 1960, année de son invention.

« Chaque tableau que je colle, c’est le reflet d’un nombre incroyable d’actions et de réactions voulues, irréfléchies ou hasardeuses. Ce verre sale, ce vieux réveil, ce clou rouillé, pourquoi sont-ils là ? Ce qui me provoque, ce n’est pas le réalisme de l’objet, c’est sa mise en doute. »

Daniel Spoerri, extrait du texte « Le Hasard comme maître de Wieland Schmied », dans Daniel Spoerri, Le
Hasard comme maître, Éditions Kerber Verlag, 2003.

Niki de Saint-Phalle au dîner Ice-Cream de Spoerri (date inconnue).

Spoerri nous piège et vous invite

Spoerri était persuadé que « l’on pouvait déduire l’histoire du monde en partant d’un bouton de pantalon ». Ces « tableaux-pièges » sont un peu, je pense, l’artefact artistique de ce que nous sommes devenus. Le mot « piège » n’est donc pas anodin.  Étonnamment aujourd’hui, peu de personne semble s’inquiéter du message contenu dans ces œuvres. J’ai pu saisir en passant de nombreuses fois devant le tableau-sculpture exposé à la galerie W du 3e arrondissement des commentaires assez désopilants à ce sujet : « Tu devrais t’y mettre pour coller tes bouteilles vu ce que tu bois, tu nous rapporterais de l’argent » ou « Je vais commencer à coller tout ce que je n’aime pas sur un truc et je vais devenir célèbre  » (dixit). Bref, Spoerri n’est connu encore une fois que par un certain nombre d’initiés, mais comment ce fait-ce (« fesses » aurait dit mon feu ami ex-surréaliste Roland Topor) ? Il y a pourtant là  et ici de la poésie que l’on ne retrouvera plus nulle part ailleurs. Un art de la décadence qui confine au parfait (il faut remettre dans le contexte de l’époque qui n’est, plus que jamais, le nôtre, celui de la grande consommation et de la grande pauvreté, de le faim aussi et des grands tracas proposés par une petite élite dirigeante). L’éphémère de nos plaisirs. Il y a là ici beaucoup d’insouciance parlante dans un désert actuel d’effervescences, de bouchons humides devenus secs. Une vraie vanité classique en somme qui rime avec ce que manger et vivre veut dire, et de manière très simple, encore une fois. Travaillant pour mes conférences depuis deux mois sur les natures mortes de la peinture flamande, italienne, française, espagnole et hollandaise, je n’y vois qu’un appel supplémentaire à comprendre le plaisir – ou l’absence de plaisir – de ce que nous consommons, de notre relation avec l’assiette et nous-même. De la cuisine morte en quelque sorte. Et la cuisine, le repas et la convivialité,  sont bien au centre de ce tableau-piège… comme un signe.

Merci à la galerie W Landau pour l’ensemble de ses photographies.

 


Galerie W Landau

5, rue du Grenier-Saint-Lazare

75003 Paris

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