Quand les métiers de bouche avaient de la gueule

Frans Snyders, Étal de légumes, huile sur toile, 208 × 341 cm, musée de l’Ermitage, Saint-Saint-Pétersbourg (entre 1618-1621).

Paru en octobre dernier aux éditions des PUR (Presses Universitaires de Rennes), Les métiers de bouche à l’époque moderne, sous la direction de Nathalie Peyrebonne, nous apporte pas mal de renseignements sur les mutations de ces métiers entre la découverte en Europe des nouveaux produits américains au XVIe siècle jusqu’à la naissance des restaurants et de la gastronomie au XVIIIe siècle.

Il s’opère effectivement dans toute l’Europe à partir de la Renaissance une révolution des sens qui allait durer longtemps. De nouveaux produits apparaissent sur le marché et l’Europe n’a jamais été aussi prospère, de l’Espagne et ses colonies jusqu’à l’Italie et la France, sans oublier les Flandres qui ne sont pas encore pour une large part la Hollande. Cet enrichissement des goûts, de la cuisine, allait aussi entraîner une profusion de nouveau métiers de bouche, fiers en gueule comme le titre le confirme. Nous sortions peut-être mine de rien du Moyen-Âge.

Ne jamais mélanger les torchons et les serviettes

Signe des temps, la fonction si prestigieuse de maître d’hôtel, longtemps détenue par de nobles et hauts personnages, proches du pouvoir et des princes – dont Vatel, maître d’hôtel du Grand Condé à Chantilly, et non pas cuisinier de ce dernier comme on le croit souvent, demeure un des plus illustres représentants connu pour son destin tragique -, va peu à peu s’effriter au bénéfice de celle du cuisinier. De lourdaud et rustique, souvent aviné, parfois voleur, menteur, le cuisinier va au fil des années tant et si bien redorer son blason qu’il devient un personnage incontournable dès la seconde moitié du XVIIe siècle comme le démontre avec panache Florent Quellier. Le mouvement prendra de longues années avant d’aboutir à ce que nous savons aujourd’hui. L’ouvrage d’un simple écuyer de cuisine dijonnais, Pierre de La Varenne, publié en 1651 sous le titre Le Cuisinier françois est en ce sens tout bonnement révolutionnaire… Pire ! L’auteur se permet même de signer de son nom une de ses recettes « Les œufs à la Varenne », cas unique à ce moment-là. Les critiques seront nombreuses et saignantes – dont Molière – pour remettre à sa place ce simple cuisinier dont le succès éditorial est pourtant immédiat. Avec pas moins d’une quarantaine d’éditions entre 1651 et 1700, il demeure un vrai best-seller qui atteste du succès grandissant des cuisiniers dans une certaine aristocratie éclairée et les milieux bourgeois aisés. Florent Quellier explique que l’arrivée du potager, un nouveau mobilier culinaire à hauteur d’appui et non plus au ras du sol dans la cheminée comme c’était le cas jusqu’ici, va changer le travail des cuisiniers et considérablement améliorer leurs conditions de travail. En se redressant, le cuisinier devient un peu maître de lui-même… Ce mouvement allait encore être amplifié bien plus tard par des personnalités aussi prégnantes que Marie-Antoine Carême… pour ne plus jamais s’arrêter.

Comme le souligne Florent Quellier, le frontispice gravé à l’entrée de l’ouvrage du Cuisinier françois (voir détail ci-contre) dans des éditions ultérieures ne fait encore aucune mention du cuisinier comme personnage central : on aperçoit ici une servante préposée à la rôtisserie en arrière-plan, un maître d’hôtel identifiable avec sa large serviette placée sur l’épaule droite en train de trancher une volaille  « à la volée » comme le veut la tradition, à la droite d’un convive seul en plein badinage avec une dame… Le service sur la table est à la française, sans verre sur la table et l’homme portant son chapeau… Une image forte en soi. Un vrai instantané d’une autre époque en quelque sorte.

Juan Sánchez Cotán, Coing, chou, melon et concombre (vers 1602), Musée d’art de San Diego.

L’alimentation au centre du monde

À l’époque moderne, le changement de statut de l’alimentation, de la cuisine et des métiers de bouche est perceptible dans toute l’Europe, et pas seulement avec l’envol de l’édition culinaire. La peinture elle-même relève le défi de mettre l’alimentaire au centre de ses préoccupations. En cela, le genre de la nature morte ou des scènes de marché et de cuisine né en Flandres au milieu du XVIe siècle avec la génération des Pieter Aertsen et Joachim Beuckelaer va littéralement exploser au siècle suivant, tant en Hollande, qu’en Italie et en Espagne, comme l’explique Pierre Civil. En Espagne, comme chez le moine Juan Sánchez Cotán (1560-1627), l’objet culinaire est au centre de natures mortes à couper le souffle (voir ci-dessus) avec un modernisme confondant et réellement photographique, voire encore plus. Cela est un cas unique dans l’histoire de l’art et le signe manifeste d’une révolution en cours. Révolution des mœurs marquée notamment par la crise de la Réforme et de la Contre-Réforme. Le boucher, de simples poissons, la vendeuse d’oublies, le poissonnier, la marchande de légumes, un quotidien sublimé, et bien sûr la cuisinière à défaut du cuisinier, la servante, deviennent, malgré eux, les nouveaux héros d’une peinture sécularisée, presque laïcisée, à cheval entre nature morte et peinture de genre, dans une gamme interlope, non sans parfois avoir des connotations symboliques et religieuses masquées. Une autre ère.


Nathalie Peyrebonne (dir.) , Les métiers de bouche à l’époque moderne, éditions Presses Universitaires de Rennes, Rennes, 163 pages.

Parution : octobre 2018

Prix : 25 €

2 Responses to “Quand les métiers de bouche avaient de la gueule”

    • Bonsoir Clarice,
      Désolé de vous répondre si tard.
      Merci pour votre très gentil commentaire.
      A bientôt sur le Cœur au ventre !
      Olivier

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