Paul Bocuse, la fin d’une histoire

M. Paul n’est plus.

Je n’ai jamais fait le pèlerinage à Collonges-au-Mont-d’Or et je le regrette presque déjà. Cela fait bien dix ans que je redoute secrètement ce jour. Celui où la cuisine française ne sera peut-être plus la même et n’aura sans doute plus le même goût qu’avant. Un mélange de crainte et d’appréhension de voir mourir un jour ce grand bonhomme, ce géant au caractère parfois difficile, imprévisible, ce précurseur en moultes domaines, son goût immodéré pour le Japon, l’incarnation même d’une époque révolue des grandes sagas culinaires et gastronomiques inscrites dans notre patrimoine génétique. Des images de repas de famille aux ambiances tamisées et proprettes de province défilent soudainement. Des plaisirs gourmands de l’enfance et des grands noms inscrits dans le marbre, de tant de souvenirs personnels presque caricaturaux, idéalisés et réchauffés maintes fois sur le piano du souvenir de la « grande » cuisine française sans cesse renouvelée, de son histoire, de ses hommes et de quelques femmes aussi. Le sentiment de devenir orphelin est toujours étrange.

M. Paul, un nom qui faisait souvent frémir. Il y a dix ans, j’avais eu la chance d’interviewer pour Joël Robuchon Roger Jaloux, chef exécutif qui avait commencé à treize ans sous l’œil du maître en 1957 et était resté 38 ans en compagnie du pape, empereur des Gueules et symbole de la gastronomie française à lui tout seul. Interrogé au téléphone et alors à la retraite, l’homme, MOF promotion 1976, ayant assisté à toutes les aventures de la maison « Bocuse » quoique reconnaissant s’était exprimé non sans une certaine douleur sur ce qu’était le travail au quotidien. Du matin au soir, M. Paul restait toujours le « patron » dans sa maison…

Pigeon en feuilleté, volaille en vessie, loup en croûte et rouget en écailles de pommes de terre (une création signée Roger Jaloux) sans oublier la fameuse soupe aux truffes VGE 1975 étaient les plats signatures de Bocuse. Rien que du très classique, sans cesse réaffirmé, à contre-courant de certaines nouvelles voies culinaires débutantes ou allégées et, osons le dire parfois insipides.

« Travailler comme si on allait mourir à 100 ans et vivre comme si on devait mourir demain »

Le temps des pionniers

Fils de Georges Bocuse, cuisinier ayant œuvré un temps chez Léon de Lyon puis dans les grands palaces de l’époque, à Menton, Monte-Carlo et Évian, l’ami Paul est né à Collonges-au-Mont-d’Or dans le Rhône un certain 11 février 1926 et provient d’une longue lignée de cuisiniers depuis 1765. En 1946 après avoir été démobilisé et blessé pendant la guerre, il rejoint la mère Brazier, une mère lyonnaise et la première femme à décrocher les 3 macarons Michelin dès 1933, au col de la Luère à Pollionnay. « C’était le temps des cuisinières au charbon qui brûlaient les mains et les jambes, sans parler de la chaleur étouffante en cuisine » se souvient son grand ami Pierre Troigros de Roanne. Puis direction La Pyramide à Vienne chez Fernand Point (1897-1955), un ancien collègue et ami de son père de l’époque du Royal hôtel à Évian, un temps maître saucier chez Foyot rue de Tournon en face du Sénat et du Luxembourg .  « C’est à la sauce qu’on reconnaît le bon chef. Le saucier est un soliste dans l’orchestre d’une grande cuisine » dira Fernand Point, le chef le plus aimé de France durant l’entre-deux-guerres, premier cuisinier à obtenir les 3 macarons en 1933, la même année que la mère Brazier. Curnonsky n’en peut plus et reconnaît que La Pyramide est  « l’une des meilleures maisons du monde », fréquentée avec assiduité par Cocteau, Jean Marais et Picasso… Pas mal pour un début pour le jeune Paul qui, pendant deux ans, voit Fernand Point visiter à chaque service les clients en salle. Une autre première dans l’histoire de la gastronomie que Bocuse n’oubliera pas jusqu’à son dernier souffle. Avec Fernand Point et bientôt Paul Bocuse, le cuisinier sort enfin de ses cuisines et devient pour le première fois la star qu’il mérite d’être… Sur la recommandation de Fernand Point, Paul Bocuse s’en va ensuite à la capitale chez Lucas-Carton. Une nouvelle expérience avec le chef Gaston Richard l’attend et une belle amitié avec Jean Troigros et son frère Pierre. Après ce dur apprentissage, Bocuse revient enfin à Collonges dans l’établissement familial en 1957. Il a déjà 31 ans et est bien décidé à reprendre le flambeau ! En 1959, Georges décède et Paul reprend seul l’auberge de Collonges en compagnie de sa mère Irma, de Raymonde son épouse et de sa fille Françoise. Première étoile au Michelin dès 1958, les récompenses et joies se succéderont sans faillir : deuxième étoile en 1960, MOF en 1961, troisième étoile en 1965, rachat de son auberge et de son nom en 1966. C’est alors le plus jeune chef de sa génération à recevoir le précieux sésame… Il n’a pas oublié les leçons de Fernand Point et devient vite le chef le plus médiatique de la foodosphère de l’époque. Il invente les amuse-gueules, le chariot de desserts, réemploie les cloches d’argent de son maître Point… Il découvre le Japon lors des Jeux olympiques de 1964 et marque ainsi avec le chef Raymond Oliver un premier lien plus que durable entre nos deux gastronomies ! Bientôt la Nouvelle cuisine en vue, inventée par Gault et Millau. Une cuisine allégée et repensée, tout comme le service en salle. Rien ne lui résiste. L’amitié unique avec un de mes chefs préférés et injustement oublié, Roger Vergé, pour leur ouverture du Pavillon français chez Disney à Orlando… Il est le premier cuisinier à entrer au musée Grévin en 1995 (voir photo ci-dessous), rejoint aujourd’hui par Alain Ducasse et Anne-Sophie Pic. La suite, on la connaît : concours du Bocuse d’Or, écoles et marchés lyonnais à son nom, et une renommée mondiale. Orphelin que l’on vous dit !

Ah ! tant que j’y pense M. Paul, n’oubliez surtout pas de saluer MM. Alain Chapel et Bernard Loiseau pour moi ! Et tant que j’y suis Antonin Carême et ce bon vieux Grimod de la Reynière…

Paul Bocuse et la soupe aux truffes Valéry Giscard d’Estaing 1975 au musée Grévin (Paris).

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