L’or blanc perdu des Terre-neuvas

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Grande Hermine au pied des îles Lofoten en mer de Norvège – © Marcel Mochet

Trésor apparemment inépuisable des mers, objet de recherches effrénées et à grande échelle par des milliers de marins pendant presque un demi millénaire et ce, aux confins du monde habité, le cabillaud fut sans doute le poisson le plus emblématique de notre alimentation occidentale européenne. Depuis la plupart des ports de l’Atlantique, ses bancs providentiels furent convoités jusqu’à en perdre le souffle et souvent la vie. Une mondialisation avant la lettre menant à une rivalité économique sans précédent des grandes puissances océaniques dont la France, l’Angleterre, les pays scandinaves, le Portugal ou l’Espagne. Un combat devenu bientôt inégal lorsque sonna il y a seulement une vingtaine d’année le glas des bancs miraculeux quasi bibliques de Terre-Neuve et du Labrador.

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Poissonniers (détail), Jacob van Nieulandt, 1617 – © Rijksmuseum Amsterdam.

Très richement documentée, l’exposition au titre anodin « Dans les mailles du filet » présentée au musée national de la Marine jusqu’au 26 juin prochain pointe le doigt sur un sujet brûlant : celui de la surpêche et de la fin annoncée de certains stocks de poissons sauvages, dont le cabillaud. Elle retrace aussi de manière très vivante au travers de peintures, photographies et films d’archives, d’objets usuels, l’odyssée des marins et de l’industrie morutière à Terre-Neuve et dans l’Atlantique du Nord-Ouest des origines jusqu’à sa disparition récente en 1992, interdite par le Canada suite à la chute quasi totale des stocks. Hier, ou juste avant-hier… Le moratoire imposé par le Canada ne devait durer que deux ans, mais est actif jusqu’à ce jour, les stocks ne s’étant toujours pas recomposés…

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La pêche en mer (haut) et le marché aux poissons (bas), Hans Bol, Theodoor Galle, 1582 – © Rijksmuseum Amsterdam.

Chronique d’une fin annoncée

Pêcheurs de baleine et de morue, excellents navigateurs, les Basques seront vraisemblablement les premiers dès le XVsiècle à tenter la grande aventure de la traversée de l’Atlantique Nord et à s’implanter sur les côtes de Terre-Neuve. Ils seront très vite suivis par les Normands, Bretons, Portugais, Anglais et Espagnols… Deux types de pêches y voient le jour : la « pêche sédentaire » dite aussi « pêche aux chaffauds » (pour « échafauds », des structures en bois légères installées sur le rivage), laquelle est pratiquée plus particulièrement par les Basques, les Malouins et les Paimpolais – le poisson est préparé et séché à terre sur des galets ; la « pêche errante », pêche au large usitée par les Normands et les Rochellais, le cabillaud étant cette fois préparé à bord et salé ( la « morue verte »). En 1573, 330 navires sont en pêche à Terre-Neuve et leur nombre ne cessera de croître.

Phénomène intéressant – et en marge de l’exposition ! – prouvant la place de choix de ce poisson-roi en Europe au XVIIsiècle et particulièrement aux Pays-Bas, après un rapide sondage iconographique au Rijksmuseum d’Amsterdam, le cabillaud apparaît à chaque fois au premier plan sur trois toiles figurant des marchés aux poissons (voir ci-dessous).

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Poissonniers, Jacob van Nieulandt, 1617 – © Rijksmuseum Amsterdam.

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Marché aux poissons, Hendrick Martensz. Sorgh, 1650-1670 – © Rijksmuseum Amsterdam.

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Marché aux poissons, Cornelis Dusart, 1683 – © Rijksmuseum Amsterdam.

CabillaudLCAV4On estime entre 150 000 et 500 000 tonnes le nombre de cabillauds pêchés par an en moyenne à Terre-Neuve entre 1500 et 1950. Durant entre 5 et 8 mois à l’époque de la marine à voile, les campagnes de pêche sont épuisantes, y entraînant des mousses dès l’âge de 10 ans… Si cette manne économique fait vivre des milliers de personnes en mer comme sur terre, elle a aussi son revers : en 1892, pas moins de 12 navires français ne reviendront jamais, entraînant la mort de 131 hommes. Ce sont les « bagnards » de Terre-Neuve popularisés en 1886 par le chef-d’œuvre de Pierre Loti Pêcheur d’Islande… En 1911, rien que pour la France, les captures de morues s’élèvent à 118 451 tonnes, soit davantage que pendant tout le XVIe siècle…

Avec l’arrivée des grands chalutiers-usines à partir des années 1950 et la pêche au filet en profondeur à des niveaux jamais atteints, les stocks de cabillauds commencent à être sérieusement menacés et l’équilibre biologique est rompu. Qu’importe ! L’année 1968 marque la plus grande campagne jamais réalisée à Terre-Neuve avec plus de deux millions de tonnes de poisson pêché (presque trois millions cette même année pour l’ensemble du cabillaud Atlantique)… Un record qui ne sera plus jamais battu après le début de l’effondrement des stocks dans les années 1970 (voir graphique ci-dessous), une des pires catastrophes écologiques du Canada. La suite, on la connaît malheureusement trop bien, ponctuée par les soubresauts chaotiques de l’épisode de la « guerre de la morue » entre l’Islande et le Royaume-Uni entre 1958 et 1973… Les premiers quotas de pêche sont mis en place bien tardivement par les Canadiens en 1977. Les derniers embarquements français partent de Saint-Malo en 1992. La fin d’une époque on dirait et surtout, peut-être pour la première fois, la prise de conscience mondiale que les réserves halieutiques ne sont pas illimitées et que les équilibres écologiques sont précaires. Au tournant des années 2000, la situation est telle que des chercheurs canadiens constatent avec effroi que les morues, autrefois grands prédateurs et n’arrivant plus à atteindre leur âge adulte, servent désormais de repas aux harengs et aux capelans, leurs anciennes et traditionnelles proies !

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Album de J. Pennanéac’h, 1933, Musée d’histoire de Saint-Malo – © Pennanéac’h/Musée d’histoire de Saint-Malo (gauche) / Au pardon des Terre-Neuvas, Yvonne Jean-Haffen (1895-1993), Huile sur toile, entre 1930 et 1935, Collection Maison d’Artiste de La Grande-Vigne-Dinan – © Coll. Maison d’Artiste de La Grande-Vigne-Dinan (droite)

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Saint-Malo, le pardon des terre-neuvas, Paul Signac (1863-1935), Huile sur toile, 1928, Musée d’histoire de Saint-Malo – © Cavan

Morue ou cabillaud ?

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Le comité de propagande pour la consommation de la morue, Collection particulière, Brochure, 1950-1960 – © Edition Jean Darroux, Paris/DR

Souvent confondus, les deux mots sont utilisés suivant le mode de préparation du poisson, salé et séché pour l’un et frais pour l’autre. On distingue ainsi aujourd’hui la morue séchée de la morue « verte » ou salée, le cabillaud étant par ailleurs vendu frais ou congelé. De la famille des Gadidés dont fait aussi partie le merlan et le lieu, le cabillaud peut atteindre près de 2 mètres de long, peser jusqu’à 100 kg et vivre 25 ans… Un monstre de protéines et de vitamines, relativement maigre sauf son foie, aux qualités nutritives indéniables qui explique sa « chasse » dès le IXe siècle par les Vikings norvégiens. Pourtant, suivant les zones de pêche, tous les cabillauds ne se ressemblent pas et les stocks varient énormément d’un lieu à l’autre. Malgré un léger frémissement, les stocks de cabillauds de Terre-Neuve et du Labrador sont au plus bas, ceux d’Islande sont stables et en légère hausse avec une moyenne de 290 000 tonnes pêchées ces trente dernières années, ceux fermement contrôlés de mer du Nord qui incluent la Manche Est, très faibles et en perte de vitesse, et de la mer Celtique, en amélioration, n’atteindront pas leur plein renouvellement avant 2030. Actuellement, le cabillaud de la mer de Barents, au nord de la Norvège, constitue le plus grand stock au monde et présente un rendement maximum durable depuis 2007. Le butin partagé entre la Norvège et la Russie montait en 2013 à 966 000 tonnes, largement exporté vers les pays de l’Union européenne… Problème de taille, le consommateur ne peut toujours pas choisir entre ces différents cabillauds, la réglementation ne prévoyant l’étiquetage que sous l’appellation générique « cabillaud Atlantique Nord-Est ». Vu son prix actuel aux alentours de 15 euros, de populaire et modeste, le cabillaud est devenu un poisson noble aujourd’hui très apprécié. Le scandale du saumon d’élevage norvégien en 2013 a en effet réorienté nos choix faisant du cabillaud sauvage le poisson préféré des Français. Résultat : il a été consommé en 2014 23 385 tonnes de cabillaud sauvage en France contre 23 261 tonnes de saumon (dont la grande majorité d’élevage). Oui, mais jusqu’à quand ?


CabillaudLCAV13Exposition « Dans les mailles du filet » / 7 octobre 2015 – 26 juin 2016

Musée national de la Marine / Palais de Chaillot

17, place du Trocadéro / 75016 Paris

Ouverture : du lundi au vendredi (sauf le mardi, jour de fermeture) de 11h à 18h et le week-end de 11h à 19h.  Entrée 10 €.

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