Chefs et designers : l’entente cordiale

À ma table, les designers Alberto Alessi et Matali Crasset.

Pour cette première mouture du colloque « De l’assiette au design » à Saint-Étienne, capitale du design en France, il y a une semaine tout juste, de grands designers européens et chefs français étaient invités par Régis Marcon***, parrain de l’opération, à partager leurs expériences et leurs visions croisées sur ce que sont, pour eux aujourd’hui, la gastronomie et les arts de la table, mais aussi l’art de la composition des assiettes, du service ou des ustensiles de cuisine.  

Régis Marcon, parrain de l’opération De l’assiette au design, concentré sur le dressage des assiettes pour le déjeuner.

L’assiette conditionne (le beau mot !) le plat et notre appétit, mais pas seulement. Cela est assez similaire au flacon qui conditionne, lui aussi, le parfum. Souvent méconnu, le rôle du designer en restauration (à ne pas confondre avec le styliste culinaire !) est justement de penser l’objet de table comme une entité répondant aux contraintes de son utilisation quotidienne, des cuisines jusqu’à la salle, et même jusqu’à la plonge ! Le chef, lui, invente du plaisir gustatif et sensoriel, surfant sur les tendances, les nouveaux produits, les techniques culinaires, voire bien au-delà. Très proches, et à la fois très éloignés du point de vue de leurs métiers, leurs parcours, les contingences mêmes des matières travaillées, les designers et cuisiniers s’adaptent pourtant chaque jour aux contraintes de notre temps, à ses envies et à ses modes, qu’ils lancent et subissent parfois pour certains d’entre eux. 

Pour information, aujourd’hui, les restaurateurs changent en moyenne dans l’année 80 % de leurs verres du fait de la casse inévitable, et jusqu’à deux fois leurs services par an… 

La designer Matali Crasset.


1. Pour Matali Crasset« le design est avant tout un potentiel », tandis que Régis Marcon témoigne : « on ne se prend pas pour des artistes, mais on fait un métier d’artiste. Reconnaître ce que l’on mange donne de l’appétence, ce que certains chefs espagnols n’ont pas forcément compris, même s’ils ont fait avancer le  » schmilblick « … ». Artistes, artisans ou techniciens, le mélange des genres peut surprendre, mais n’étonne plus guère aujourd’huiAu cours du colloque, Matali Crasset revient sur ses travaux les plus récents : la création de plusieurs sculptures pour le lycée hôtelier  Georges Frêche à Montpellier, une arborescence de fouets intitulée simplement  Émulsion, un mot très à la mode auprès du grand public depuis Hervé This, ou de l’Essentiel de pâtisserie conçu en collaboration avec Pierre Hermé, des ustensiles à pâtisser dans lesquels Matali à voulu simplifier les gestes du pâtissier dont un cul-de-poule amélioré (voir photo ci-dessous). 

Émulsion (en haut) + l’Essentiel de pâtisserie  (en bas)
Sylvie Amar ce matin dans ses locaux : une nouvelle création en étain.

2. Sylvie Amar, designer spécialisée dans le C.H.R. (Café-Hôtellerie-Restauration), va beaucoup plus loin dans sa démarche : elle s’intéresse autant à la cuisine collective, qu’aux assiettes de porcelaine des fabricants reconnus, mais surtout, d’après elle… aux « scénarios d’usage » ! Le mot encore une fois est bien choisi, car il comprend tous les gestes qui consistent à réfléchir, préparer, concocter, servir et (ou pas) expliquer les gestes de la cuisine, encore une fois de la conception d’un plat à son service. Sa personnalité s’accorde bien à Saint-Étienne avec celle du chef Christophe Roure**, son comparse sur scène, qui dit : « quand on ne comprend pas un plat, il est difficile d’avoir des émotions ». Sylvie Amar pense que les tendances actuelles, même si elle se projette déjà très en amont, sont dans l’accessoirité (petites cuillères à condiment, à sucre, ect.), à l’« humanisation » et à l’individualisation des récipients (à la japonaise), à de nouvelles matières (comme ces bols en étain malléables et souples ci-dessus, nous y reviendrons). 


3. Un des maîtres italien du design européen, Alberto Alessirevient longuement sur l’histoire de la saga familiale depuis 1921. Les designers du monde entier se pressent sous son aile pour avoir une légitimité et ce n’est que justice : les plus grands designers s’y sont frottés dont le bien connu et ultra-médiatisé designer français Philippe Starck (un des formateurs de Matali Grasset, hum…), et l’Allemand Richard Sapper, le créateur de la fameuse bouilloire sifflante Alessi de 1983 (voir photo ci-dessous). Pour lui, un designer, comme un chef, doit être avant tout « border-line », c’est-à-dire qu’ils doivent tous deux avoir la « culture du risque ». Ce simple mot de border-line est tout simplement captivant, car il se rapproche de la dimension artistique intrinsèque.

Alberto ajoute : « un industriel qui a le goût du risque devient rare. C’est la raison pour laquelle tous les objets industriels, des voitures aux casseroles se ressemblent. Cela n’est pas, pour moi, le rôle ni la fonction des designers ». 

Bouilloire  » chantante  » Alessi signée du designer Richard Sapper (1983).


4. Mon amie Sonia Ezgulian a clôturé les confrontations de la journée autour de l’idée de détournement. Cette ancienne journaliste reconvertie dans la gastronomie à Lyon a su s’imposer depuis une dizaine d’années dans l’évènementiel et l’art de la récupération, notamment celui de la cuisine des restes et des épluchures de légumes. Grand public (enfin peut-être ?), elle souhaite donner un message : « le contenant peut très bien provenir de l’industrie agro-alimentaire. Il existe aujourd’hui un gaspillage qu’il nous suffit, à nous, consommateurs et amateurs de cuisine de récupérer à bon escient ». L’art du détournement est aussi celui des ustensiles, comme ces emporte-pièces métalliques utilisés pour proposer une omelette variée et ludique, à découper en direct (merci Sonia !). Autre exemple : une simple boîte à œufs peut constituer un magnifique plateau repas miniature, type bento-box. Il suffit juste d’un peu d’imagination !



Pressuré de lait , mousserons, trompettes de la mort et foin selon Michel Troigros.


Pour conclure ce long post, outre la gentillesse de notre hôte et ami de longue date Régis Marcon***, je ne peux que m’incliner personnellement sur la performance de Michel Troigros avec son entrée si raffinée, si esthétique (blanc sur blanc, voir ci-dessus), un peu fade mais tellement maîtrisée, goûtée en compagnie de nos designers et autres sommités, un  Pressuré de lait sur des champignons de saison au foin… commenté en direct à Saint-Étienne : 

« Ce plat-là, c’est un peu un câlin. Il a un petit côté maternel et une sensualité féminine. Le plat est doux, accentué par la douceur du foin. Il y a un lien très évident entre la cueillette des champignons et le lait. Le lait, les mousserons et le foin sont une association indissociable pour moi. C’est une histoire commune. Je fais cette recette avec de la truffe habituellement. Quand on faisait la soupe au lait avec du vermicelle autrefois, avec une petite écorce d’orange, et qu’on ne passait pas à table immédiatement , le lait de ferme faisait une peau dont je me délectais. J’ai voulu retrouver cette sensation ici ». 

Michel Troigros briefant les jeunes du lycée hôtelier de Saint-Etienne avant le coup de feu.


« Border-line » de l’industrie selon Alessi et « souvenir maternel et vision artistique » de notre gastronomie selon les chefs  Michel Troigros et Régis Marcon, n’est-ce pas le lot commun de notre alimentation contemporaine ?

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