Bistrot ! La première expo de la Cité du vin à Bordeaux

Mark Rothko, Composition, 1929-1931, Huile sur carton, Collections of Kate Rothko Prizel and Christopher Rothko. Artworks on canvas by Mark Rothko ©1998 by Kate Rothko Prizel and Christopher Rothko

Vaste sujet que celui du bistrot, malheureusement souvent traité de manière bien anecdotique par nombre d’auteurs du XIXe siècle (voir ici les sources inépuisables de la BNF) à aujourd’hui ! Écrivain adulé en son temps et de sa vive écriture, Alfred Delvau écrit en 1862 dans sa préface à son Histoire anecdotique des cafés et cabarets de Paris : « Vivre chez soi, penser chez soi, boire et manger chez soi, aimer chez soi, souffrir chez soi, mourir chez soi, nous trouvons cela ennuyeux et incommode. Il nous faut la publicité, le grand jour, la rue, le cabaret, pour nous témoigner en bien ou en mal, pour causer, pour être heureux ou malheureux, pour satisfaire tous les besoins de notre vanité ou de notre esprit, pour rire ou pour pleurer : nous aimons à poser, à nous donner en spectacle, à avoir un public, une galerie, des témoins de notre vie. » Quelle plus belle définition de la fonction et de la place occupées par les cafés et les bistrots parisiens ? À Bordeaux, la toute neuve Cité du vin inaugurée il y a un an expose à partir du 17 mars et jusqu’au 21 juin prochain sa première grande exposition (après l’exposition d’ouverture dédiée à notre amie Isabelle Rozenbaum) sous le titre « Bistrot ! De Baudelaire à Picasso ». Réunissant une centaine d’œuvres, graphiques, littéraires, photographiques ou cinématographiques dont celles de Louis Aragon, Charles Baudelaire, Jean Béraud, Charles Camoin, Otto Dix, Robert Doisneau, Raoul Dufy, Jean-Louis Forain, Jörg Immendorf, Léon Lhermitte, André Masson, Pablo Picasso, Jean-François Raffaëlli, Mark Rothko, Patti Smith, Henri de Toulouse Lautrec, Jacques Villon, Édouard Vuillard… , elle éclaire de manière assez complète son propos en choisissant l’interdisciplinarité et la mise en résonance de ses sources.

Jean Béraud, Dîner aux Ambassadeurs, 1880, huile sur bois, Paris, Musée Carnavalet – Histoire de Paris. © Musée Carnavalet / Roger Viollet

Le temps des bistrots

Depuis le XVIIe et plus encore le XVIIIe siècle, le café comme lieu de dégustation tient une place à part dans la géographie parisienne après avoir essaimé en Italie et en Angleterre. Lieu hybride, on y sert bien sûr du café, du chocolat, mais aussi parfois de la limonade et des glaces, les boissons alcoolisées étant réservées traditionnellement à la taverne (déjà estimées à près de 4000 vers 1425 à Paris !). Mais c’est surtout au siècle suivant que le café devenu bistrot prend son véritable envol populaire. La terminologie explose littéralement. Il devient « bouchon », un vieux mot signifiant une gerbe de feuillage, gui ou autre, que tout débitant de boissons alcoolisées devait mettre au dessus de sa porte, « bouge », « cabaret », « caf-conç », « crèmerie » (d’où viendra l’expression « changer de crèmerie »), « bougnat », « boui-boui », zinc, bouge, caboulot, « bistroquet » devenu « troquet »… Cette fois, l’on y boit et l’on y mange comme à la guinguette ou à la brasserie, nouveau lieu où les femmes sont étonnamment les bienvenues. On y joue aussi aux cartes, au billard, aux échecs comme aux premiers temps des cafés du Palais-Royal. Le « café-restaurant » qui existe encore aujourd’hui n’a pas forcément bonne réputation en ce siècle du restaurant et de la naissance de la gastronomie. Comme aujourd’hui, il y a les cafés chics et les bistrots populaires, mais ces derniers sont en sérieuse perte de vitesse. Ils passent de 200 000 en France dans les années 1950 à 36 000 en 2008… Objet de la présente exposition, ce sont ces lieux d’intense vie culturelle et sociale que fréquenteront artistes, intellectuels et hommes politiques jusque dans les années 1970 qu’a souhaité aborder et expliquer sous toutes ses facettes la Cité du vin de Bordeaux.

Otto Dix, Portrait de la journaliste Sylvia von Harden, 1926 Huile et tempera sur bois, Achat de l’artiste en 1963 Paris, Centre Pompidou, Musée national d’art moderne – Centre de création industrielle. Photo © Centre Pompidou, MNAM-CC.

Une bien tardive mixité

Parmi les quatre parties de l’exposition, un place toute particulière est réservée aux femmes et à la nouvelle mixité des cafés à partir de la fin du XIXe siècle. Jusqu’au milieu du siècle, la bienséance exige que les femmes ne sortent pas au café, encore moins au bistrot qui garde une bien mauvaise réputation, tout comme le restaurant, espace parfois réservé aux parties fines. Les élégantes restent jusqu’à Napoléon III sagement assises dans leur cabriolet à l’extérieur où des garçons de café viennent leur apporter leur consommation… Encore en 1884, le publiciste Alfred Carel puis après lui Ernest Guérin en 1891 s’indignent de l’existence de « brasseries à femmes », repaires de prostituées menaçant les timides étudiants du Quartier Latin ou encanaillant de pauvres clients sur les Grands Boulevards, espace réservé aux divertissements. D’après Alfred Carel, le mouvement aurait débuté suite à l’Exposition universelle de 1867… Il faut finalement attendre la Première guerre mondiale et un premier affranchissement de la condition féminine pour que le bistrot devienne véritablement mixte et perde peu à peu sa réputation de lieu de débauche et de perdition.


Exposition « Bistrot ! De Baudelaire à Picasso » 

Jusqu’au 21 juin 2017

Cité du Vin

134-150, Quai de Bacalan

33000 Bordeaux
Catalogue de 160 pages, éditions Gallimard, mars 2017. Prix : 29 €. Disponible à la boutique de l’exposition et en librairies.

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